Conversations littéraires

Dorothée Olliéric : “Se faire écraser par l’histoire, c’est le risque permanent”

La journaliste grand reporter témoigne dans ‘Maman s’en va-t-en en guerre’ de trente ans d’une carrière qu’elle n’a jamais voulu arrêter, malgré la culpabilité de quitter sa famille

Entretien avec Dorothée Olliéric, grand reporter depuis trente ans Dorothée Olliéric, grand reporter depuis trente ans - Photo par Olivier Roller

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Conversations littéraires, morceaux choisis
Interview menée par Marie-Madeleine Rigopoulos

Voici trente ans que mon invitée parcourt la planète pour rendre compte des grands basculements du monde. Du Rwanda au Cambodge, de la Tchétchénie à l’Afghanistan en passant par le Congo, le Mali et l’Ukraine, Dorothée Olliéric enchaîne les reportages sur les zones de conflits et offre au grand public un regard au plus près du réel par la lucarne des journaux télévisés. Un métier hors du commun que le hasard de la vie a métamorphosé en une vocation inébranlable. Les téléspectateurs de France Télévisions connaissent bien Dorothée Olliéric, puisqu’elle couvre les plus importants conflits qui ravagent le monde.

Son dernier ouvrage, publié aux éditions du Rocher, s’intitule ‘Maman s’en va-t-en guerre’. Ce beau et dangereux métier n’atteint pas seulement celui qui l’exerce. Qu’en est-il des êtres chers qui attendent le retour des grands reporters ? Qu’en est-il de leurs enfants ? Habitée par une inextinguible passion qui la pousse à aller toujours plus loin et répondre à l’appel du danger, comment la reporter compose-t-elle avec l’amour de sa famille ? Dorothée Olliéric répond en embarquant le lecteur dans ses aventures, à commencer par les premières étincelles de sa vocation lorsque, jeune Nantaise, elle découvre à l’occasion d’un stage au journal ‘Presse Océan’ les infinies possibilités d’un monde en perpétuel mouvement.


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Morceaux choisis

Je propose qu’on commence par l’origine de ce livre et surtout de ce titre. Il me semble que sa source se trouve dans une anecdote un petit peu douloureuse, en lien avec un professeur.

Effectivement, il est né d’un très mauvais moment avec la professeure d’histoire-géo de mon fils quand il était en cinquième. Il ne travaillait pas assez, j’ai donc été convoquée pour une réunion. Et cette professeure me dit : “vous n’êtes pas derrière lui à le faire réviser, les notes ne sont pas assez bonnes”. J’ai répondu que j’étais en Afghanistan depuis trois semaines. Elle m’a dit avec un peu de mépris dans le ton : “je connais votre métier, vous êtes une aventurière baroudeuse. Mais vous ne pensez pas que le plus important ce sont les enfants, votre fils qui a besoin de sa mère ?”. J’étais totalement stupéfaite, K.-O. debout et je me suis mise à pleurer toute cette culpabilité que j’avais en moi. J’ai réfléchi, j’ai hésité, j’ai douté, j’ai vacillé et je suis repartie à la guerre.

[…] Je continuerais à parcourir le monde, y compris sur des terrains de guerre, parce que je suis une femme reporter, j’ai choisi mon métier, et je le ferai jusqu’au bout, que j’aie des enfants ou pas. Ce choix ne veut pas dire que je ne les aime pas, que je suis une mauvaise mère, même si certains peut-être l’imaginent. J’apprends à mes enfants la passion, l’aventure. Ils ont une mère épanouie, qui aime ce qu’elle fait. Je continue à partir avec un plaisir et une curiosité immenses, là où peut-être d’autres mamans, passées 40 -45 ans, vont flirter avec le burn-out et être mal dans leur peau. Ce n’est pas mon cas. Cela ne vaut-il pas le coup de prendre des risques ? Je pense que oui. Mes enfants, qui sont grands aujourd’hui, l’ont compris. […]

Quel est cet élan qui vous pousse à aller sur des zones de conflits où se fait l’histoire, quel est le moteur de votre quête ?

J’ai un besoin viscéral d’être là où l’actualité se passe. S’il y a un gros événement et que je n’y suis pas, j’ai mal au ventre, je suis malheureuse. J’ai vraiment ce besoin d’être là où l’histoire est en marche.

“J’ai vraiment ce besoin d’être là où l’histoire est en marche”

Je suis témoin de l’actualité, de ce qui se passe et qui deviendra potentiellement la grande histoire. C’est un plaisir, une évidence, comme quand je suis en stand-by pour France 2 au début de l’invasion russe en Ukraine. Tout commence par un coup de fil à 5 heures du matin. On me dit que les Russes avancent vers Kiev, il y a une colonne de 10 kilomètres de chars. Quelque chose de très important est en train de se produire, et j’y suis.

Il y a toujours un prix à payer pour toute passion. On a évoqué le fait de laisser derrière soi une famille qui peut éventuellement s’inquiéter, mais c’est aussi votre vie que vous mettez en danger. Quand on est au cœur de l’histoire, on prend aussi le risque de se faire écraser par elle !

Se faire écraser par l’histoire, c’est le risque permanent, la mort qui rôde, les fossés qui sentent les cadavres qui imprègnent l’esprit, le corps, les vêtements. Je ne réfléchis pas trop, il faut que ce soit instinctif. Cette envie d’y aller pousse et donne du courage face aux dangers. Cette fameuse adrénaline qui ne sert pas à jouer aux cow-boys sur une ligne de front avec les balles qui sifflent, mais qui donne les moyens de s’extirper d’une situation très dangereuse. Le risque est là en permanence. On peut mourir, être blessé, ne jamais revenir.

La potentialité de sa propre mort existe, mais il faut aussi faire face au constat de la mort des autres. Il ne doit pas être simple de réussir à créer une dissociation entre ce qu’on vit sur le terrain et ce qu’on ramène chez soi. Dans un passage évoquant le Rwanda, vous parlez de corps mutilés, de cadavres, et puis de cette odeur très prégnante, très caractéristique. Arrive-t-on, quand on rentre chez soi, à laisser derrière soi ce qu’on a vécu ?

L’esprit, le cœur, le corps sont encore là-bas quelque part. Pendant au moins une bonne semaine, c’est dur de rejoindre la réalité, de reprendre la vie d’avant. Depuis que j’ai des enfants, c’est plus facile. Je cache cette espèce de mal-être car mon cœur est encore dans le pays que je viens de quitter. Je m’inquiète pour ceux que j’ai laissés, j’ai l’impression de les abandonner. Après des semaines et des semaines sur ces terrains de guerre, tout d’un coup on revient à la vie normale sans le bruit des missiles et les sirènes antiaériennes.

“L’esprit, le cœur, le corps sont encore là-bas quelque part. Pendant au moins une bonne semaine, c’est dur de rejoindre la réalité, de reprendre la vie d’avant”

Ce silence est perturbant. Quand je reviens à Paris, très vite il faut que j’aille me promener seule. Je marche pour me réapproprier ce silence sans toutes ces sirènes, toutes ces explosions. Ça fait bizarre, ça ne tire pas ! C’est perturbant et tout doucement, sur la pointe des pieds, on revient à la vie, à notre vie.

Comme reporter de guerre, vous êtes au cœur du conflit, auprès des victimes. Comme fait-on à la fois pour ne pas perdre son humanité et simultanément ne pas se laisser écraser par l’émotion ?

Ce n’est pas facile. J’ai du mal à garder de la distance. Il y a des larmes pendant les à-côtés, les rencontres, les repas avec les gens, quand on lâche un peu prise après le travail fait et que l’on est dans l’humanité et l’empathie. J’aime raconter les histoires des autres. Je ne prends pas leur place, je ne suis que de passage même si je reviens dans des pays pour revoir ceux que j’ai rencontrés. Les photoreporters disent que leur appareil photo met une distance avec le sujet et les protège.

“Je suis les yeux dans les yeux avec les victimes, il faut trouver un sens car c’est abominable. Pour moi, ce sera de témoigner et de raconter, pour le meilleur et pour le pire”

Le journaliste reporter d’images a aussi cette protection derrière sa caméra. Je suis les yeux dans les yeux avec les victimes, devant des cadavres dans une fosse commune comme au Rwanda où un engin de chantier jette des dizaines de corps. J’ai 25 ans à l’époque, je n’ai jamais vu un seul mort et je marche littéralement au milieu de champs de cadavres. Je tombe dedans, très jeune, dans une violence absolument inouïe. Et je tiens le choc, je fais mon reportage. Mais il faut trouver un sens car c’est abominable. Pour moi, ce sera de témoigner et de raconter, pour le meilleur et pour le pire.

Vous avez failli mourir à plusieurs reprises. Vous auriez pu décider que choisir ce métier n’était finalement pas une bonne idée. Vous vous êtes retrouvé avec une arme pointée sur le front. Pouvez-vous me parler de ce moment ? Qu’est-ce qui fait que vous n‘avez pas basculé ?

Ce ne sont pas ces moments qui m’ont traumatisée ou inquiétée le plus. Une fois, j’ai eu un flingue posé sur le front par un combattant au Congo qui m’a dit : “je vais te tuer”. Je n’avais pas d’enfants. C’était moins terrible que le simulacre d’exécution en 2013 où j’avais des enfants qui avaient 10 et 12 ans à l’époque. Les yeux bandés face à un mur, les hommes chargent leurs armes et dans trente secondes je suis morte. L’équipe à mes côtés pense la même chose. Je me remémore alors mes vingt années d’un métier que j’aime passionnément. [L’histoire] se termine mal, mais c’est le plus beau métier du monde, j’ai rencontré des gens extraordinaires. Je suis presque en train de dire merci à la vie au moment où la mort approche. Bien évidemment, je pense à mes enfants avant toute chose. Cette date sera gravée comme au fer rouge. “J’avais 12 ans quand ma mère a été exécutée, j’avais 10 ans quand on a retrouvé son corps désarticulé jeté au fin fond d’un terrain vague.” Finalement, ils ne tirent pas. Je tourne la page et reprends là où je m’étais arrêtée. C’est la seule fois où ma mère m’a dit que peut-être je devrais cesser, mon capital chance étant peut-être épuisé. J’ai réfléchi mais c’est ce que j’aime faire, ce que je sais faire, ce qui coule dans mes veines, c’est une évidence, je ne peux pas faire autre chose. […]

Avez-vous noué des liens forts dans ces différents pays ?

Beaucoup en Afghanistan. Certaines femmes arrivent à quitter le pays et je m’en réjouis car c’est invivable. Les applications comme WhatsApp, Signal et autres permettent de se joindre très facilement, le Wi-Fi est partout. Je garde mes contacts pendant des mois, des années. Il y a le bonheur de retrouver les gens quand je retourne dans le pays. Je suis en contact avec de nombreuses femmes afghanes depuis longtemps, et même en contact WhatsApp avec des talibans qui sont ultra-connectés.

Au retour des talibans, à l’été 2021, j’ai interviewé un jeune taliban de 23 ans qui avait un discours pro-émirat islamique. J’ai pris son [numéro de] téléphone pour suivre son évolution. Très vite, au bout de six mois, il m’a fait part de sa déception. Il veut que les femmes étudient et travaillent. Il a quitté officiellement l’émirat islamique et repris ses études de médecine. Je garde ce lien professionnellement pour prendre la température des mentalités. Cet échange me donne un tout petit peu d’espoir – si la jeunesse reste loin de cet état d’esprit des vieux talibans, du guide suprême et de tous ceux qui édictent des horreurs pour les femmes…

Quel voyage vous aura le plus marquée ?

Ce tout premier voyage en 1996 à l’arrivée des talibans en Afghanistan. Les fondamentalistes viennent de prendre le pouvoir à une époque où on disait qu’ils avaient le Coran dans une main et une kalachnikov dans l’autre. Nous n’avions pas d’autorisation.

“J’ai été marquée par le courage des femmes afghanes qui volontairement me disaient de filmer leur visage”

On se jette dans l’inconnu. Via le Pakistan, on fait des kilomètres jusqu’à la fameuse passe de Khyber. Déjà, j’ai été marquée par le courage des femmes afghanes qui volontairement me disaient de filmer leur visage. Elles enlèvent la burqa et même le voile chez elles, pour défendre leur pays et la cause des femmes afghanes, disent-elles. Elles prennent des risques en étant face caméra et en dénonçant ce qui arrive. Je retrouve encore aujourd’hui ce courage chez de très nombreuses femmes afghanes. […]

Il y a des moments de douceur, d’émotion dans ces voyages, comme ce mariage en Ukraine. Vous êtes la témoin de moments d’humanité profonde au cœur du chaos.

Heureusement qu’il y a ces jolis moments, comme ce mariage à proximité de la ligne de front. Ma fixeuse n’était pas là, le chauffeur ne parlait pas anglais, les mariés non plus, et j’ai fait l’interview avec Google Trad. Elle était en treillis avec son petit voile de mariée. Ensemble depuis vingt ans, ce couple avait décidé de se marier parce que c’était la guerre, parce qu’on ne sait pas de quoi demain sera fait.

Comme quoi, même au cœur du réel le plus terrible, il y a des moments de poésie.

Il y a des princesses, il y a de l’amour dans l’air parfois. Souvent dans des situations désespérées, on voit ces petites étoiles dans les yeux d’un homme, d’une femme, alors que leurs vies sont en danger.

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