Conversations littéraires

Nora Bussigny : “Les militants radicaux s’en prennent à tout ce qui fait le socle de notre démocratie”

Avec ‘Les Nouveaux Inquisiteurs’, la journaliste infiltre le milieu des luttes radicales pour mettre au jour les injonctions contradictoires du wokisme

Nora Bussigny : “Les militants radicaux s’en prennent à tout ce qui fait le socle de notre démocratie” Nora Bussigny - Photo par Olivier Roller

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Conversations littéraires, morceaux choisis
Interview menée par Marie-Madeleine Rigopoulos

Si le journalisme d’immersion fait souvent débat, il demeure un moyen privilégié d’accéder au plus près d’un sujet d’enquête pour en atteindre les vérités les mieux cachées. Étrangement, mon invitée était en immersion avant devenir journaliste. À l’époque, étudiante en lettres modernes à la Sorbonne, elle travaille comme surveillante dans un collège classé “réseau d’éducation prioritaire”. Une chronique témoignant de son quotidien de “pionne”, publiée dans l’hebdomadaire ‘Le Point’, va lui assurer un succès déterminant pour la suite de son parcours. En 2018, l’expérience racontée en une douzaine d’épisodes devient un récit autobiographique intitulé ‘Survaillante. Journal d’une pionne de banlieue’. Désormais son master en poche, l’étudiante devient journaliste indépendante et écrit régulièrement dans plusieurs journaux.

Et parce que le virus de l’immersion s’est implanté depuis longtemps, elle choisit cette fois d’infiltrer les réseaux de différents mouvements wokes, que ce soit au sein d’associations féministes, LGBT, antiracistes ou tout simplement des universités.

Les Nouveaux Inquisiteurs’, publié aux éditions Albin Michel en 2023, est le titre de ce livre, fruit d’une enquête hallucinante en “terres wokes”, comme le dit le sous-titre du livre. Un petit peu de pédagogie : “woke”, selon le ‘Petit Larousse illustré’, “adjectif d’origine afro-américaine, signifiant ‘éveil’, se dit d’un courant de pensée dénonçant toute forme d’injustice et de discrimination subie par les minorités ethniques, sexuelles ou religieuses”.


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Morceaux choisis

Sur le papier, nous sommes tous d’accord avec la définition du woke. Seulement voilà, il semblerait que ce soit un petit peu plus compliqué. En tout cas sur le terrain, les nuances et les paradoxes se succèdent…

Effectivement, à l’écoute de cette définition, on a envie de se dire woke, ou du moins, je l’espère, éveillé et sensible aux discriminations qui nous entourent. C’est mon cas. Je ne voulais pas que le mot “woke” figure dans le titre de l’ouvrage. À mes yeux, et comme je l’ai constaté pendant un an en immersion, le wokisme serait une forme d’extrémisme dans les vies progressistes. Je me considère comme très progressiste. Je milite et je trouve très important de s’engager sur les questions raciales, de discriminations religieuses, pour les personnes et les communautés LGBT, mais aussi pour le féminisme. J’ai pu constater combien, quand on est persuadé d’agir pour le bien, on se rend peu compte des excès qu’entraînent ces luttes militantes. Deux choses m’ont donné envie de cette immersion. La première : à l’époque où j’écrivais pour le journal ‘Marianne’, j’avais, à l’occasion du 8 mars 2023 (Journée internationale des droits des femmes dont l’un des engagements importants et extrêmement louables est la lutte contre les violences faites aux femmes, et notamment les féminicides), recueilli le témoignage de militantes féministes qui, lors de manifestations, avaient été rouées de coups et exfiltrées par les autres participants et participantes sous les applaudissements parce qu’elles étaient accusées d’être transphobes.

“Quand on est persuadé d’agir pour le bien, on se rend peu compte des excès qu’entraînent ces luttes militantes”

Le terme “transphobe” concerne des personnes discriminantes envers les transgenres. Qu’elles soient ou non transphobes n’était pas la question. J’assistais à une manifestation où, autour de moi, énormément de pancartes dénonçaient les violences faites aux femmes, et je constatais qu’il semblait acceptable d’exercer cette violence sur ces femmes en particulier. En parallèle, pour l’hebdomadaire ‘Le Point’, j’interviewais de jeunes militants du milieu associatif LGBT, antiraciste et féministe dans toute la France, qui avaient tous en commun d’avoir quitté les luttes et les associations parce qu’ils étaient très mal à l’aise face aux excès dans les engagements portés par ces collectifs. À chaque fois que je tentais de contacter les collectifs en question, je me heurtais à des murs de silence au prétexte qu’“on ne parle pas aux journaux d’extrême droite fasciste” ! Je tombais des nues. Je ne savais pas que ‘Le Point’ ou ‘Marianne’ étaient d’extrême droite fasciste comme ‘Rivarol’… Comment faire si je ne pouvais pas avoir de contradicteurs et n’entendais qu’un seul son de cloche ? […] Pour comprendre s’il y a un wokisme et si ces critiques sont légitimes, je me suis créé une fausse identité pour infiltrer pendant un an différents collectifs, organisations et groupes de parole, afin de participer à des actions sous couverture et de voir au plus près ce qui se passe sur le terrain et entre militants.

Voilà un premier paradoxe : on est dans une logique d’“inclusivité”, pour reprendre le terme employé très souvent dans ces milieux, mais on refuse le dialogue avec tout ce qui est différent.

Tout à fait. Les questions de réunion en mixité m’ont le plus interpellée. L’idée est initialement très louable, notamment pour les femmes victimes d’agressions sexuelles qui peuvent ainsi se réunir dans des groupes de parole sans hommes. En revanche, les réunions en non-mixité interdites aux personnes blanches m’ont surprise. C’est à cet égard que je veux parler du progressisme. Si j’ai réussi cette immersion, c’est grâce à des militantes féministes et à des militants LGBT. Beaucoup d’hommes homosexuels, militants LGBT de très longue date, m’ont donné des adresses d’événements interdits aux hommes blancs, hétéros ou non. Ces événements étaient autorisés aux personnes transgenres, mais comme eux n’étaient pas transgenres, ils ne pouvaient pas y avoir accès. Il s’avère qu’en plus je suis franco-marocaine, donc une personne qu’on peut appeler “une racisée”. Je n’aime pas ce terme, qui est très important dans les luttes militantes et qui sert parfois de caution pour se rendre dans des endroits réservés aux personnes non blanches.

Ce que vous venez de raconter à propos de ces hommes homosexuels qui ne peuvent plus accéder à certaines réunions parce qu’ils ne répondent pas aux critères racisés, me semble un nouveau paradoxe sur la question de l’intersectionnalité. C’est censé être quelque chose d’inclusif, or, à vous lire, l’intersectionnalité semble beaucoup servir beaucoup à exclure.

L’intersectionnalité a été totalement dévoyée. Voilà un outil sociologique passionnant pensé par Kimberlé Crenshaw aux États-Unis : femme noire, elle expliquait pouvoir être victime de racisme, de misogynie, etc. Bref, au carrefour de pléthore de discriminations.

En France, cet outil a été repris comme une sorte de parangon de la vertu des luttes militantes qui oppose l’intersectionnalité à l’universalisme. […]

Dans votre enquête, vous allez faire une expérience absolument incroyable. Vous infiltrez la Pride radicale avec une fonction un peu particulière…

C’est pour moi l’exemple criant de ce qui ne va pas dans l’intersectionnalité. À chaque fois qu’on me dit “le wokisme n’existe pas, prouvez-moi que ça existe”, je raconte cet épisode de la Pride radicale. Je déteste qualifier quelqu’un de “woke”. Je ne vais pas désigner telle ou telle personne comme woke parce que de la même manière, je n’aime pas essentialiser une personne comme racisée. Le wokisme est cette dérive et cette pureté militante.

“Je ne vais pas désigner telle ou telle personne comme woke parce que de la même manière, je n’aime pas essentialiser une personne comme racisée. Le wokisme est cette dérive et cette pureté militante”

La Pride radicale est un événement lancé en 2022. La première année, elle a réuni 20 000 personnes dans les rues de Paris, et 40 000 l’année où j’ai aidé à l’organisation. Cet événement estime que la fameuse Pride, ou Marche des fiertés, qui existe depuis des années, est trop capitaliste, pas assez inclusive ni suffisamment centrée sur les droits des minorités. Une contre-manifestation dédiée aux minorités et donc plus radicale a été créée. Le propre de cette manifestation est d’être en “non-mixité choisie”, expression magnifique pour désigner un espace dans lequel les personnes dites “de minorité” peuvent se retrouver entre elles. Dans les faits, il est demandé à des personnes blanches d’aller dans les fins de cortège et de laisser les personnes dites “racisées” entre elles dans les autres cortèges.

Mon rôle en tant que personne dite “racisée” était de faire appliquer cette non-mixité. Factuellement, j’ai appliqué de la ségrégation raciale dans les rues de Paris en 2023 ! […]

La plupart d’entre nous ont grandi avec l’idée que démocratie et République étaient probablement les deux idéaux vers lesquels il fallait tendre. On découvre que, pour être inclusif, il faut renier cette idée.

Dès ma première immersion, les militantes expliquent que ma mère, née au Maroc et arrivée plus âgée en France, qui m’a appris les valeurs de la République, de la démocratie, la laïcité et l’universalisme surtout, aurait bu la soupe républicaine et cru au mythe républicain. En vérité, elle ne se rendrait pas compte qu’elle est constamment discriminée et rejetée. Ma mère est beaucoup plus typée que moi. J’ai appris que j’avais un “white passing” – je ressemble à une Blanche –, et donc que je suis privilégiée par rapport aux autres personnes dites racisées. Bon, soit…

“J’ai appris que j’avais un “white passing” – je ressemble à une Blanche –, et donc que je suis privilégiée par rapport aux autres personnes dites racisées. Bon, soit…”

Je distingue ces militants radicaux du reste des militants, qui d’ailleurs, pour beaucoup, commencent à en avoir assez, surtout depuis le 7 octobre [2023, attaque du Hamas contre Israël, ndlr], et dénoncent les excès au sein de leurs luttes, de leurs collectifs. Les militants radicaux s’en prennent à tout ce qui fait le socle de notre République et notre démocratie. La justice d’abord : on m’a “formée” à l’idée que la présomption d’innocence n’existe pas. Si un homme est désigné comme un agresseur, il faut immédiatement croire les victimes, prévenir un maximum de gens que cette personne est un agresseur et, si possible, l’exfiltrer et le dénoncer publiquement. Deuxième rejet : la laïcité, qui serait de facto islamophobe. Je n’emploie pas ce terme, je préfère dire “racisme anti-musulman”, qui existe en France, et vraiment largement. Les militants radicaux disent que les lois de la laïcité sont discriminantes pour l’islam. Troisième rejet, celui des forces de l’ordre. J’ai beaucoup côtoyé pour cette immersion, les milieux antifascistes et anti-police, qui sont très poreux à ces luttes militantes. […]

Même en interne dans ces associations, il existe une forme de discrimination. Des militants de longue date se sont retirés. Pourquoi ?

Certains étaient au bord du suicide. Un militant qui critique ou se retire est immédiatement perçu comme un ennemi. Ces gens perdent tous leurs amis, qui étaient comme une famille. Il est très dur d’oser dire les choses. Mon passage au sein du collectif des Colleuses, créé par Marguerite Stern qui est aujourd’hui très critiquée dans les milieux féministes, m’a beaucoup touchée. Les colleuses réalisent des collages qu’on peut voir dans les rues de France. Il s’agit de messages pour les femmes victimes de violences conjugales. Quand elles sont dans la rue, elles peuvent voir des slogans tels que “Je te crois”, “Tu n’es pas seule”, “Il n’a pas à t’agresser”. Ce qui est vraiment magnifique. Quand je l’ai rejoint, ce collectif était en crise. À la suite de la mort de Mahsa Amini en Iran, des colleuses avaient décidé à Montreuil de faire des collages où il était écrit : “À 6 ans, si tu portes le voile, tu n’es pas consentante”. En interne, ce slogan a été jugé islamophobe. D’autres avaient envie de faire des collages pour Samuel Paty, ce qui n’a pas été reçu des militantes pour ne pas paraître islamophobes. […]

Vous vous êtes immergée dans le monde estudiantin et notamment dans une fac parisienne. Un cours que vous suivez ressemble à une conférence militante. Que se passe-t-il ?

Je suis “étudiante libre”, afin de ne pas prendre la place d’un étudiant de Parcoursup, à Paris 8 Saint-Denis pour voir comment la sociologie est enseignée dans différents cours. La radicalité militante prend toute la place dans la faculté. Tous les messages, les tags ne sont même pas enlevés par l’administration. J’assiste à un cours entièrement dédié aux violences policières “par principe systémiques et systématiques et fruit d’un gouvernement dictatorial”, etc. Ce discours ne comportait aucune forme de critique et de réflexion. L’enseignant disait que les policiers étaient tous racistes et que la police était raciste. Le fait d’essentialiser est inquiétant, surtout venant d’un professeur qui forme des élèves à des matières obligatoires.

Après cette immersion, quel regard porter sur la situation ? Quelque chose est-il fait en réaction, ou au contraire le verre est-il dans le fruit, si bien que rien ne change ?

Mon livre est sorti trois semaines avant le 7 octobre 2023. En trois semaines, je me suis dit que rien ne changerait. C’est horrible, mais il a fallu un pogrom, une “shoah” [“catastrophe” en hébreu, ndlr] de 2023, pour que des militants, plutôt de gauche, viennent enfin questionner leur lutte.

“Depuis le 7 octobre, un vrai schisme est apparu dans les luttes militantes”

Avant, la droite portait une critique de ce qu’on appelle “le wokisme”, parfois en se trompant et en essentialisant des personnes LGBT, féministes, antiracistes comme étant directement des militants radicaux. Il y avait quand même des grosses erreurs et des lacunes mais, depuis le 7 octobre, on a vu l’antisémitisme exploser. En France, il y a eu des réactions. Certains se sont demandé s’ils n’allaient pas trop loin dans leurs luttes. En dénonçant l’antisémitisme, d’autres sont devenus des cibles. La pureté militante leur interdisait de dénoncer les luttes. De plus en plus de critiques se faisant entendre, un vrai schisme est apparu dans les luttes militantes.

La novlangue et la question de la pureté nous renvoient à des choses assez effrayantes…

George Orwell explique très bien que l’ennemi commun fédère. Ces luttes militantes, qui étaient assez éclatées, ont réussi à trouver un ennemi commun. C’est la thèse de mon prochain ouvrage sur la convergence des luttes à l’ultragauche contre le juif, ou plutôt le sioniste et ce qui s’y apparente, afin de s’unir, alors même que [ces militants] n’étaient initialement pas d’accord sur tout.

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