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Conversations littéraires, morceaux choisis
Interview menée par Marie-Madeleine Rigopoulos
Mon invité fait partie de ces auteurs qui, selon la formule consacrée, ne se laissent pas enfermer dans une case. Voyageur insatiable, observateur du monde, il a collaboré avec de nombreux médias français et internationaux. Ses livres, romans et essais déplacent toujours la focale avec habileté et nous invitent à examiner leurs sujets et leurs personnages avec un regard neuf : en 2012, avec ‘American Spleen’, il signe un road trip mélancolique dans une Amérique désenchantée ; en 2014, avec ‘Éloge de l’esquive’, un essai sur le football ; puis c’est le roman ‘La Disparition de Joseph Mengele’, qui lui vaut en 2017 le prestigieux prix Renaudot ; sans oublier l’ouvrage qu’il a dirigé chez Grasset, ‘Le Grand Tour. Autoportrait de l’Europe par ses écrivains’ (2022).
‘Mesopotamia’ (Grasset) est le titre mystérieux de son nouveau roman, qui n’est autre que la cartographie d’une intrigue aussi romanesque que réelle. Au cœur de ce récit, une femme hors du commun qui, pour avoir été oubliée par la grande histoire, n’en a pas moins écrit un chapitre essentiel : Gertrude Bell, la fille d’un richissime industriel britannique, née en pleine ère victorienne. Archéologue, espionne, parlant couramment l’arabe et le persan, impérialiste convaincue et passionnée, elle s’imposera dans un monde d’hommes par une intelligence hors normes et une volonté de fer. Son parcours iconoclaste fera d’elle, aux côtés de Lawrence d’Arabie, l’une des architectes du Moyen-Orient.
Olivier Guez, d’une certaine façon vous avez croisé le chemin de Gertrude Bell…
J’ai croisé son chemin il y a une vingtaine d’années, lorsque je m’occupais des affaires pétrolières et du Moyen-Orient pour un quotidien économique et financier. Gertrude Bell a été redécouverte par la presse britannique à l’occasion de la guerre en Irak et plusieurs articles lui ont été consacrés. J’ai découvert une étrange photo prise à l’issue de la conférence du Caire en mars 1921, où les Britanniques, sous l’égide de Winston Churchill, ont dessiné les frontières du nouveau Moyen-Orient après l’écroulement de l’Empire ottoman. On voit Churchill au centre, entouré de ceux qu’il a lui-même appelés ses “quarante voleurs”, des plénipotentiaires, des représentants et des gouverneurs de la région… Parmi ces quarante voleurs, il y a une voleuse. Cette voleuse, avec un grand chapeau à fleurs et un boa en fourrure, n’était autre que Gertrude Bell. Elle m’a énormément intéressé, j’ai regardé son parcours qui est vraiment extraordinaire : alpiniste, exploratrice, archéologue, espionne au service de Sa Majesté, grande impérialiste avec une histoire personnelle très complexe, sinon très triste. En 2003, j’ai noté ces détails dans un calepin et une quinzaine d’années plus tard, à la faveur de la lecture d’un roman de Jean Rolin, ‘Le Traquet kurde’ (POL, 2018), consacré aux ornithologues britanniques dans le golfe Persique, elle est réapparue. Alors que pour mon prochain livre j’étais parti sur autre chose, je me suis redirigé vers la Mésopotamie.
Gertrude Bell vit à l’ère victorienne, une époque où les femmes n’ont pas voix au chapitre. On pourrait l’imaginer en suffragette, mais elle ne l’est pas du tout !
Vraiment pas ! Gertrude Bell n’est pas là pour représenter les femmes. Elle sait qu’elle est exceptionnelle et a une haute idée d’elle-même. Elle se considère comme l’égale d’un homme en matière d’intelligence, de puissance, de travail et d’aspiration aux responsabilités. Elle n’est pas à l’avant-garde d’un mouvement féministe embryonnaire. Par exemple, elle considère que les femmes du début du XXe siècle ne sont pas suffisamment compétentes pour voter. Elle va même jusqu’à prendre la tête du mouvement anti-suffragettes dans le nord de l’Angleterre. Ce personnage est extrêmement intéressant parce que paradoxal. Elle est rebelle, car elle quitte son milieu et toutes les facilités qui vont avec pour s’enfoncer dans les déserts. Elle part avec une escorte immense mais il faut quand même le courage de le faire. Et, d’un autre côté, Gertrude Bell est très conservatrice, et le restera toutes sa vie.
“Au fur et à mesure du roman, on comprend pourquoi elle décide de s’isoler dans le désert, pourquoi elle n’est pas mariée, n’a pas d’enfant, pourquoi elle n’a pas la vie facile qu’elle aurait dû avoir”
Quand elle débarque dans ce milieu d’hommes, sans surprise, elle n’est pas bien accueillie. Qu’est-ce qui va faire qu’à un moment, les hommes vont s’incliner face à sa personnalité ?
S’incliner ou devoir quitter la scène ! Au départ, elle est un ovni car il n’y a pas de femme dans l’état-major de l’administration civile anglo-indienne, ni dans l’armée, bien évidemment. Elle n’appartient à aucune institution et n’apparaît dans aucun organigramme. Les gens la connaissent parce qu’elle a déjà publié un certain nombre d’articles et de livres. C’est une grande exploratrice qui a été médaillée par la Société royale de géographie juste avant la Première guerre mondiale. Ses contemporains savent donc à qui ils ont affaire, mais elle va d’abord s’imposer parce qu’elle est ultra-compétente. Elle est la meilleure connaisseuse des déserts de Syrie, d’Arabie et de Mésopotamie de l’époque. Ensuite, elle va réussir parce qu’elle est prête à tout pour y arriver. C’est une ambitieuse dure au mal. Elle n’hésite pas non plus à rendre les coups lorsqu’on lui en donne, ou même à passer par-dessus la hiérarchie, puisqu’elle connaît tout le monde comme elle est très bien née. Par ailleurs, elle considère la Mésopotamie comme son enfant. [Son engagement] va au-delà du simple travail. C’est même plus qu’une mission. C’est ce qui la maintient en vie. Au fur et à mesure du roman, on comprend pourquoi elle décide de s’isoler dans le désert, pourquoi elle n’est pas mariée, n’a pas d’enfant, pourquoi elle n’a pas la vie facile qu’elle aurait dû avoir […].
Elle est extrêmement proche de celui qui est resté dans l’histoire pour des raisons similaires : Lawrence d’Arabie. Lui non plus n’était pas une personnalité facile, et certainement pas avec les femmes. Comment ces deux-là deviennent-ils des âmes sœurs ?
Ils détestent tous les deux les femmes ! Lawrence comme Gertrude sont tout à fait misogynes. Pas machos, mais misogynes. Deuxièmement, ils détestent les Français, la Révolution française et la légèreté des mœurs françaises. Ils considèrent que les Français n’ont rien à faire au Moyen-Orient. Ensuite, ils possèdent un terreau culturel commun, nourris par la Grèce et la Rome antique et par le Moyen Âge. Enfin, ils ont cette passion pour le désert, pour les Bédouins, ces endroits et ces hommes où ils ont découvert ou gagné leur liberté.
“Ces deux rêveurs – deux parias, deux personnes brillantissimes mais aussi très excentrées et loufoques – seront les deux grands architectes du Moyen-Orient. On se rend compte du poids que peut avoir quelquefois un individu sur la grande histoire”
Pourrait-on dire qu’ils ont aussi en commun le fait d’être un peu décalés par rapport au reste de la société ?
Tout à fait. En Angleterre, ils sont considérés comme des parias. Lawrence a très mal vécu le fait d’être un enfant illégitime. Ses parents n’étaient pas mariés. Son père était déjà marié, puis il est parti avec une autre femme. Lawrence l’apprend assez tard et, pour lui, c’est terrible. Il se sent à l’étroit dans cette Angleterre mercantile, industrielle, sa sexualité est très ambiguë… Il s’ensuit qu’à un moment il prend la poudre d’escampette et va se retrouver en Orient dans les déserts. Gertrude Bell, au fond, c’est à peu près la même chose, même si elle est issue d’un milieu beaucoup plus favorisé. Le poids est encore plus lourd. Elle est incapable d’être ce que la société exige, ou même son père, avec qui elle a une relation extrêmement forte. Tous deux ont en commun aussi une espèce de masochisme : se faire souffrir pour se faire pardonner leurs défauts d’origine, en quelque sorte, et leur incapacité à être ce qu’ils devraient être facilement. Aussi improbable que cela puisse paraître, ces deux rêveurs – deux parias, deux personnes brillantissimes mais aussi très excentrées et loufoques – seront les deux grands architectes du Moyen-Orient. On se rend compte du poids que peut avoir quelquefois un individu sur la grande histoire.
Gertrude Bell pourrait être à la fois un personnage de John Le Carré et un personnage de Jane Austen. Ce n’est pas banal !
Exactement. Ou un personnage de Graham Greene et d’Éric Ambler, auteur de roman d’espionnage dans les années 1930. Gertrude Bell est une vraie Anglaise. Elle a ce côté excentrique et travaille vraiment au service de Sa Majesté, et de l’Empire des Indes. Et d’un autre côté, elle a un côté fleur bleue tout à fait décalé. […]
Elle est une femme forte dans son métier, dans ses différentes activités. Mais en amour, on peut presque parler d’une tragédie…
C’est une petite fille avec une relation très étrange au père. Peut-être qu’elle n’a jamais vraiment voulu le quitter et s’émanciper. Elle est incroyablement prude. Il lui a été enseigné que tout ce qui est animal est impur, que la chair est impure et le désir malsain. Elle n’arrivera jamais vraiment à s’en débarrasser. Par ailleurs, elle s’amourache d’hommes qui, visiblement, n’étaient pas du tout faits pour elle.
Elle évolue dans un monde en pleine transformation. Les enjeux sont énormes. Les Français, les Anglais, les Allemands, les Russes se disputent ce territoire.
On est au début de la deuxième révolution industrielle et le pétrole devient le nerf de la guerre, remplaçant peu à peu le charbon et la vapeur. Aucun empire, à l’exception de la Russie dans le Caucase, n’a de pétrole. Tout le monde veut mettre la main sur ce Moyen-Orient – cet “Orient”, comme on l’appelait à l’époque – négligé pendant des siècles et des siècles, laissé quasiment à l’abandon, extrêmement arriéré, et encore très mal connu. Mais à partir de la fin du XIXe siècle, les puissances comprennent que les sous-sols de Mésopotamie et d’Arabie regorgent de pétrole et lorgnent de plus en plus ces territoires qui appartiennent à l’Empire ottoman moribond, qui va disparaître pendant la Première guerre mondiale. Les Français et les Anglais, qui étaient alliés pendant la Grande Guerre, se chamaillent très durement après 1918. Les Allemands ont été écartés pour un temps, et les Russes sont en pleine Révolution, mais les Américains arrivent très rapidement dans le jeu. Ce qui fait que le grand jeu du Moyen-Orient a commencé à ce moment-là, et l’on est toujours dans ce monde qu’ont envisagé et créé Gertrude Bell et quelques autres.
“La création de l’Irak selon Gertrude Bell aura été un immense échec. Les Irakiens en paient le prix depuis cent ans”
Au-delà du fait que c’était une femme, pourquoi a-t-on oublié Gertrude Bell ?
D’abord, l’ombre immense de Lawrence et son chef-d’œuvre, ‘Les Sept Piliers de la sagesse’. Sans oublier le film de David Lean, qui l’a immortalisé pour toujours. Ensuite, la création de l’Irak selon Gertrude Bell aura quand même été un immense échec. Les Irakiens en paient le prix depuis cent ans. Cet État, qui avait déjà tous les défauts du monde à l’époque (et certains l’avaient mise en garde), n’a jamais tenu la route, il n’y a jamais eu de nation irakienne […].
Qu’est-ce que vous apporte l’écriture romanesque que ne vous aurait pas offert une biographie de Gertrude Bell, au-delà de la liberté ?
Au-delà de la liberté de composition, le roman m’apporte la liberté d’aller plus loin, de m’appesantir sur certains moments et d’avoir une approche subjective du caractère et de la psychologie [de mon personnage].
D’extrapoler des émotions, éventuellement ?
J’essaye d’éviter d’extrapoler mais, par exemple, la façon dont j’interprète la relation entre Gertrude Bell et Lawrence relève de ma sensation. Idem pour son rapport au désert, au vent, à la chaleur, même si [tous ces aspects] sont étayés par des documents comme des lettres, etc. Le roman offre la possibilité d’appuyer sur des points qui seraient des détails dans une biographie classique. C’est aussi la possibilité de raconter d’autres choses, comme son rapport au voyage, qui est peut-être mon propre rapport au voyage, ou ce besoin de se déplacer. Évidemment, dans chaque roman, il y a une part de l’auteur qui s’exprime, une forme d’identification…
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Conversations littéraires, morceaux choisis
Conversations littéraires - la chronique de Marie-Madeleine Rigopoulos