Cette année devait marquer le grand retour des introductions en bourse (IPO). À la fin de l’année 2024, les marchés boursiers atteignaient des sommets historiques et une multitude de superstars non cotées, dont la valeur s’élevait à des dizaines ou des centaines de milliards de dollars, se préparaient à entrer en bourse. Mais aujourd’hui, le marché est gelé. Alors que le système commercial mondial s’effondre sous les yeux des dirigeants, toutes sortes de transactions, qu’il s’agisse d’introductions en bourse ou de fusions, sont au point mort.
Les attraits du non-coté
Cette pause prive les investisseurs dans le non-coté, généralement des institutions fortunées ou des particuliers très riches, de dividendes importants. Elle prive également les petits investisseurs de la possibilité d’investir dans certaines des entreprises les plus prospères au monde, telles que Stripe, une société de paiement, et SpaceX, la société spatiale d’Elon Musk. Cela aggrave un problème déjà existant. Comparée à la valeur de l’ensemble des actions, la valeur mensuelle des actions émises sur les marchés boursiers mondiaux s’est effondrée ces dernières années. Cela a fait des marchés non cotés le secteur le plus attractif de l’univers de l’investissement, avec des milliers de milliards de dollars investis dans le capital-investissement, le capital-risque et la dette privée. Les actifs privés sous gestion, qui comprennent également les fonds d’infrastructure et immobiliers, ont bondi à 24 000 milliards de dollars, contre 10 000 milliards il y a dix ans.
“Cette “démocratisation” pourrait profiter à des millions d’investisseurs. Mais comme les actifs privés sont moins liquides, plus opaques et beaucoup moins réglementés que leurs homologues cotés en bourse, elle crée également de nouveaux risques”
Aujourd’hui, les sociétés actives sur les marchés non cotés rêvent de devenir encore plus grandes en attirant les investisseurs particuliers. Marc Rowan, qui dirige Apollo, un géant du crédit privé, affirme que l’épargne des Américains ordinaires représente la plus grande opportunité pour son entreprise. Larry Fink, le patron de BlackRock, le plus grand gestionnaire d’actifs au monde, a consacré sa dernière lettre aux actionnaires à ce sujet. De nouveaux produits destinés à un plus large éventail d’investisseurs se multiplient. Cette “démocratisation” pourrait profiter à des millions d’investisseurs. Mais comme les actifs privés sont moins liquides, plus opaques et beaucoup moins réglementés que leurs homologues cotés en bourse, elle crée également de nouveaux risques.
Le private equity traditionnel inadaptés au marché de masse
Il y a de bonnes raisons pour lesquelles les actifs privés ont longtemps été l’apanage d’une poignée de privilégiés. À sa création, un fonds de capital-investissement type obtient l’engagement d’un petit groupe de fonds de pension, de fondations et d’autres institutions à fournir une somme de capital, généralement de plusieurs dizaines de millions de dollars. Cet argent est ensuite appelé par tranches chaque fois que le gestionnaire du fonds trouve une entreprise à acheter. À la fin de la durée de vie du fonds, qui peut s’étendre sur une décennie ou plus, le gestionnaire vend ou introduit en bourse l’entreprise avant de restituer l’argent aux investisseurs.
Ces conditions ne sont pas adaptées au marché de masse. Les petits investisseurs sont moins enclins à tolérer l’imprévisibilité des flux de trésorerie entrants et sortants. Ils sont également mal équipés pour traiter la montagne de documents administratifs que les gestionnaires leur envoient. Ceux qui souhaitent récupérer leur argent avant la fin de la durée de vie du fonds, par exemple en cas de correction boursière, ne peuvent pas facilement vendre leurs participations. Il serait également peu pratique d’imposer des appels de fonds à une multitude d’individus.
De nouveaux véhicules pour les petits investisseurs
Mais des produits novateurs ont fait leur apparition. En 2017, Blackstone’s Real Estate Income Trust (BREIT) a été lancé pour investir dans l’immobilier, qui n’est généralement pas coté en bourse. Le fonds a un ticket d’entrée minimum de 2 500 dollars, une durée de vie “perpétuelle” et des fenêtres mensuelles pendant lesquelles les investisseurs peuvent vendre leurs parts. BREIT limite le montant total des actions qu’il rachète aux investisseurs à 5 % de sa valeur nette d’inventaire (VNI) [valeur totale des actifs du fonds, moins ses dettes, divisée par le nombre de parts en circulation, ndt] au cours d’un trimestre donné. Il a connu une croissance fulgurante, atteignant une VNI de 54 milliards de dollars.
“Group et KKR ont lancé conjointement deux fonds combinant des actifs cotés et non cotés. Ces véhicules auront un investissement minimum de 1 000 dollars et des frais annuels inférieurs à 0,9 %, ce qui est bien inférieur à la plupart des fonds privés”
Le Blackstone Private Credit Fund (BCRED), lancé en 2021, a fait de même pour la dette privée. Il s’agit du plus important d’une gamme croissante de véhicules, appelés “Business Development Companies” (BDC), qui offrent aux investisseurs particuliers une exposition aux investissements privés. Le 29 avril, Capital Group, une société d’investissement, et KKR, un géant des marchés non cotés, ont lancé conjointement deux fonds combinant des actifs cotés et non cotés. Ces véhicules auront un investissement minimum de 1 000 dollars et des frais annuels inférieurs à 0,9 %, ce qui est bien inférieur à la plupart des fonds privés. Ces produits “ne sont qu’un aperçu de ce que nous pouvons offrir”, affirment les promoteurs. Les actifs détenus par les BDC ont plus que triplé au cours des cinq dernières années, pour atteindre 438 milliards de dollars à la fin décembre.
De nouveaux indices contre l’opacité des produits
Le succès ou l’échec de ces produits dépendra de leur capacité à résoudre trois problèmes. Le premier est la nature opaque des actifs eux-mêmes. Les données publiques sur les marchés privés sont rares. Celles qui sont disponibles sont difficiles à interpréter. Les entreprises sont souvent accusées de manipuler les valorisations de leurs actifs pour embellir leurs rendements. Les mesures qu’elles utilisent sont difficiles à comparer avec les indices de référence des marchés cotés. La publication sporadique des résultats leur permet de lisser les mauvaises périodes.
“Le succès ou l’échec de ces produits dépendra de leur capacité à résoudre trois problèmes. Le premier est la nature opaque des actifs eux-mêmes”
Des progrès ont été réalisés. L’année dernière, MSCI, un fournisseur d’indices, a dévoilé des indices de référence pour les marchés privés qui analysent les données de trésorerie de 14 000 fonds depuis leur création. Ces nouveaux indices suivent également la performance des fonds à l’aide de chiffres recueillis auprès des investisseurs. Ils devraient permettre de comparer plus rigoureusement les fonds entre eux.
L’obstacle réglementaire en voie d’assouplissement
La législation et la réglementation constituent un autre obstacle à la démocratisation. Les sociétés actives sur les marchés privés lorgnent le vaste système de retraite américain. D’énormes régimes de retraite à prestations définies, tels que le California Public Employees’ Retirement System (CalPERS), investissent massivement sur les marchés privés depuis des décennies. Mais les comptes de retraite gérés individuellement et les régimes 401(k) à cotisations définies gérés par les employeurs, qui détiennent ensemble 26 000 milliards de dollars d’actifs, ne sont pratiquement pas exposés aux marchés privés. Une loi de 1974, qui définit les obligations fiduciaires des prestataires de régimes de retraite, prévoit qu’ils peuvent être poursuivis en justice s’ils investissent dans des actifs privés en raison de leur faible liquidité et des frais élevés facturés par les gestionnaires de fonds.
“Avec une majorité républicaine étroite dans les deux chambres du Congrès, les gestionnaires de fonds privés espèrent enfin pouvoir mettre un pied dans la porte ”
Là aussi, des changements pourraient bientôt intervenir. Daniel Aronowitz, candidat de Donald Trump à la tête de l’Employee Benefits Security Administration [agence chargée de protéger les droits des travailleurs et des retraités autour des régimes de retraite et des prestations sociales fournies par les employeurs, ndt] au ministère du Travail, s’est plaint des poursuites judiciaires abusives intentées contre les prestataires de retraites pour les entreprises. En 2023, Daniel Aronowitz a qualifié certaines critiques à l’égard des placements en private equity dans les portefeuilles de retraite de “naïves et mal informées”, soulignant que cette exposition pouvait offrir à la fois diversification et rendement. Avec une majorité républicaine étroite dans les deux chambres du Congrès, les gestionnaires de fonds privés espèrent enfin pouvoir mettre un pied dans la porte.
Les ETF comme solution à l’illiquidité
La difficulté fondamentale réside dans le fait que les actifs privés sont en grande partie illiquides. Alors que les actions et les obligations sont négociées tout au long de la journée, les participations dans des fonds privés ne changent que très rarement de mains. Les acheteurs potentiels sont rares et il est difficile de déterminer un prix. Les transactions, lorsqu’elles ont lieu, ne sont pas publiques, de sorte que l’historique ne peut guère servir de référence. Tout cela signifie que les investisseurs particuliers ne peuvent pas entrer et sortir simplement des actifs privés à leur guise, comme ils pourraient le faire avec d’autres parties de leur portefeuille.
“Les participations dans des fonds privés ne changent que très rarement de mains. Les acheteurs potentiels sont rares et il est difficile de déterminer un prix”
C’est un problème que les nouveaux produits ont du mal à résoudre. En novembre 2022, dans un contexte de turbulences sur les marchés, de nombreux investisseurs dans BREIT ont tenté de retirer leur argent. Le fonds n’a pu restituer que 43 % du capital demandé ; plus d’un an après, il limitait toujours les retraits. Les produits de private equity pourraient être confrontés à des problèmes de liquidité encore plus importants, note Jerry Pascucci, de la banque UBS. Alors que le crédit et l’immobilier génèrent des flux de trésorerie réguliers, les fonds d’actions doivent, s’ils veulent permettre des retraits réguliers, conserver un solde de trésorerie important ou recourir à des emprunts, deux solutions qui réduisent les rendements.
Afin d’offrir plus de liquidités aux spéculateurs, quelques sociétés ont commencé à proposer des fonds négociés en bourse (ETF) contenant des actifs privés. Le premier a été lancé conjointement en février par Apollo et State Street Global Advisers, un géant des ETF, sous le symbole PRIV. Toutefois, afin de garantir la liquidité minute par minute requise par un ETF, les participations privées du fonds seront normalement limitées à 35 % de son actif total. Ses principales positions sont actuellement des titres adossés à des créances hypothécaires et des bons du Trésor, qui sont très liquides.
De la difficulté de répondre aux besoins des particuliers
L’idée d’un véhicule liquide pour les actifs privés pose toutefois certains problèmes. Lorsque les investisseurs souhaitent négocier des actions d’un ETF, le gestionnaire du fonds doit acheter ou vendre des actions des actifs sous-jacents afin d’ajuster l’exposition. Si les investisseurs souhaitent vendre leurs participations en grandes quantités, les gestionnaires d’ETF pourraient avoir du mal à trouver des acheteurs pour les actions et les titres de créance illiquides qu’ils détiennent. Cela pourrait entraîner un gel des fonds. La Securities and Exchange Commission a exprimé ses inquiétudes quant au fait que les actifs non cotés pourraient ne pas être suffisamment liquides et avoir des difficultés à se conformer aux règles d’évaluation de leur valeur. Ses avertissements semblent avoir dissuadé les entreprises concurrentes de lancer des produits similaires.
“Les gains potentiels sont énormes. Mais répondre aux besoins des investisseurs particuliers est également une activité risquée”
Pendant longtemps, la démocratisation des marchés privés, bien que très discutée, est restée difficile à réaliser. Aujourd’hui, enfin, le vent de l’innovation financière et de la réforme réglementaire souffle dans la bonne direction. Mais à mesure qu’ils attireront davantage d’épargnants particuliers, les gestionnaires de fonds privés seront soumis à une surveillance accrue. Il est difficile de contourner l’illiquidité de cette classe d’actifs, et il peut même être dangereux d’essayer. Si les nouveaux produits déçoivent ou piègent l’épargne des particuliers, le retour de bâton pourrait être cruel. Les gains potentiels sont énormes. Mais répondre aux besoins des investisseurs particuliers est également une activité risquée.
The Economist
© 2025 The Economist Newspaper Limited. All rights reserved. Source The Economist, traduction Le nouvel Economiste, publié sous licence. L’article en version originale : www.economist.com.