The Economist
Pendant des années, les discussions autour des marchés boursiers américains ont généralement été marquées par les lamentations au sujet de leur perte d’attractivité. Selon Jay Ritter, de l’Université de Floride, le nombre de sociétés cotées en bourse a culminé à 8 491 en 1997. En 2017, il avait chuté à 4 496. Il est vrai qu’un grand nombre d’entreprises entrées en bourse à l’heure des débuts de l’Internet n’auraient jamais dû le faire. Mais ce déclin inquiète tous les acteurs qui considèrent les marchés boursiers comme le meilleur moyen pour les investisseurs ordinaires de profiter des succès de l’entrepreneuriat américain.
Ces temps-ci, l’état d’esprit est plus dynamique. Les banquiers et les avocats, habitués à s’entretenir avec les journalistes dans leurs bureaux, sillonnent en ce moment les routes à l’affût d’opportunités : ils n’accordent que des interviews à la sauvette depuis les aéroports de villes dont ils se refusent à révéler le nom. Selon Kathleen Smith du cabinet d’étude Renaissance Capital, “de nombreux signes indiquent que l’activité des introductions en bourse est sur le point d’exploser”.
L’éventail des nouvelles cotations s’étend à de nombreux pays et secteurs d’activité. Jusqu’ici, la plus importante entrée en bourse cette année aux États-Unis a été celle de PagSeguro Digital, une plateforme brésilienne de commerce en ligne. Le service de partage de fichiers Dropbox figure aussi parmi les entrées en bourse imminentes. Si la rumeur est fondée, Lyft, une application de covoiturage, pourrait bientôt suivre. Le mois prochain, Spotify, plateforme suédoise de diffusion de musique en streaming, devrait faire ses débuts à la bourse de New York dans le cadre inhabituel d’une “cotation directe”. En effet, la société n’émettra pas de nouvelles actions et ne lèvera pas de fonds, mais commencera simplement à négocier ses actions actuelles. Spotify évitera ainsi les commissions de placement et ses actionnaires seront libérés de la période de “blocage” qui limite les ventes de titres après les introductions en bourse classiques.
““De nombreux signes indiquent que l’activité des introductions en bourse est sur le point d’exploser”.
L’éventail des nouvelles cotations s’étend à de nombreux pays et secteurs d’activité”
Une vague d’introductions en bourse est également en cours en Chine. iQiyi, souvent qualifié de Netflix chinois, a annoncé en février son entrée au Nasdaq, dont le siège social paré de néons trône au cœur de Times Square. Si tout se passe bien, Tencent Music (le Spotify chinois), Meituan-Dianping (le Yelp chinois) et Ant Financial (équivalent chinois de PayPal/Visa/MasterCard) devraient suivre. Le gros lot serait l’introduction en bourse de Xiaomi, un fabricant chinois de smartphones courtisé à la fois par les bourses de Hong Kong et de New York.
Il n’y a pas si longtemps, la chute des prix du pétrole avait détourné les investisseurs des groupes énergétiques. Le vent a tourné depuis que les cours se redressent et que les entreprises ont gagné en efficacité. Jusqu’à présent cette année, cinq entreprises du secteur de l’énergie ont ouvert leur capital, plaçant le secteur en deuxième position derrière celui des soins de santé, qui en compte dix, la plupart dans le domaine des biotechnologies. Par ailleurs, Zscaler, une société spécialisée dans la sécurité numérique, fondée il y a à peine dix ans, devrait bientôt être cotée en bourse pour une valeur supérieure à 1 milliard de dollars.
Une scission partielle chez AT&T touchant Vrio, sa branche de télévision en direct en Amérique latine, pourrait inaugurer une série d’autres scissions. Siemens a annoncé un plan similaire pour sa grande unité de soins de santé à Francfort. Même les banques, il n’y a pas si longtemps amorphes, sont en train d’entrer dans la danse ; deux d’entre elles ont récemment déposé une demande d’introduction en bourse.
La raison principale de toute cette activité se trouve dans l’effervescence des valorisations. Les actions ont atteint des montants records, et les introductions en bourse se valorisent mieux que le marché pris dans son ensemble. Un indice des sociétés entrées en bourse ces deux dernières années, intégrant divers ajustements tenant compte de la taille et compilé par Renaissance, a connu une hausse d’un tiers au cours de l’année écoulée, soit moitié plus que le S&P 500. Malgré les inquiétudes au sujet de valorisations exagérées, cela alimente un enthousiasme qui laisse présager d’un plus grand nombre d’entrées en bourse. Certains pensent que les récentes réformes du code fiscal américain, qui ont abaissé le taux d’imposition pour la tranche de revenus supérieure et réduit les avantages fiscaux dans le cas d’un recours à l’endettement, pourraient constituer un autre levier.
La question cependant est de savoir si un trimestre de rebond suffit pour crier victoire. On imagine facilement comment l’atmosphère d’effervescence à New York pourrait rapidement retomber. Les marchés boursiers pourraient dégringoler, et décourager les candidats à l’introduction en bourse. Deux introductions en bourse très attendues – celle d’Aramco, une énorme compagnie pétrolière saoudienne, et celle d’Airbnb, le célèbre site d’hébergement de courte durée – ont été reportées au moins jusqu’à l’année prochaine. L’environnement est de moins en moins accueillant pour les entreprises chinoises aux États-Unis. La concurrence des autres bourses s’intensifie. Hong Kong abandonne son opposition de longue date aux doubles classes d’actions, afin de renforcer sa part de marché dans les valeurs technologiques en Asie. Singapour semble bien partie pour suivre le même chemin.
“Certains pensent que les récentes réformes du code fiscal américain, qui ont abaissé le taux d’imposition pour la tranche de revenus supérieure et réduit les avantages fiscaux dans le cas d’un recours à l’endettement, pourraient constituer un autre levier.”
Ces préoccupations recouvrent un problème plus ancien : les coûts importants et multiples et les contraintes pesant sur l’entrée en bourse d’abord, puis le maintien en cotation. Ils sont tout simplement trop élevés. Ces contraintes incluent les commissions des banquiers et honoraires des avocats, les risques de procédure en cas de recours collectifs, la nécessité de révéler des informations commerciales sensibles susceptibles d’être exploitées par des concurrents, et la perspective de batailles contre des fonds vautour en quête de rendements encore plus élevés, et contre des activistes qui veulent voir les dirigeants justifier davantage leurs rémunérations. S’ajoutent à tout cela des obligations en matière de reporting publique et de fiscalité, qui peuvent souvent être évitées par les entreprises qui se cantonnent au privé.
Jay Ritter attribue une grande partie de la baisse du nombre de sociétés cotées en bourse à la difficulté d’être une petite société cotée. En témoigne, selon lui, l’attitude des sociétés de capital-risque : si elles cherchaient autrefois à entrer en bourse lorsqu’il s’agissait de céder leurs actifs, elles optent aujourd’hui majoritairement pour des cessions privées. Il continue d’accumuler méticuleusement des éléments à charge, montrant que les exigences liées à l’entrée en bourse n’ont cessé de s’alourdir au fil du temps.
Il note par exemple qu’en 1980, le dossier d’introduction en bourse d’Apple Computer ne comptait que 47 pages et ne mentionnait aucun facteur de risque, malgré la nouveauté du produit, le manque d’expérience des dirigeants et le caractère redoutable de la concurrence. À l’inverse, le prospectus de Blue Apron, une société de livraison de repas cotée depuis l’an dernier, faisait 219 pages, dont 33 pages consacrées aux risques, vraisemblablement destinées à prévenir les litiges. Parmi ces risques était mentionnée l’éventualité que Blue Apron ne puisse pas “acquérir de nouveaux clients de manière suffisamment rentable”.
L’an dernier, ces difficultés liées à l’entrée en bourse et le déclin du nombre de sociétés cotées ont été pointés du doigt comme un problème crucial par Jay Clayton lors de son audition de confirmation au poste de président de la Securities and Exchange Commission. Dans l’exercice de ses fonctions, Jay Clayton ne s’est pas montré particulièrement volontaire. Cependant, les avocats et les banquiers du secteur estiment que le fonctionnement de la SEC s’est amélioré. Ses rouages internes s’articulent un peu plus harmonieusement. Toutes les sociétés sont désormais autorisées à déposer leurs demandes d’introduction en bourse en toute confidentialité, ce qui retarde la divulgation d’informations financières et stratégiques aux concurrents jusqu’à la veille de l’entrée en bourse (de leur côté, les actionnaires s’en réjouissent moins, car ils disposent d’un délai plus réduit pour effectuer leurs recherches et leurs analyses).
Malgré cela, les entreprises se cantonnent au marché privé plus longtemps. En 2000, l’âge médian des sociétés cotées était de cinq ans ; en 2016, il était de dix ans et six mois. Ce constat doit encourager à faire davantage d’efforts pour alléger le fardeau de l’introduction en bourse, afin de pérenniser l’élan actuel.
© 2018 The Economist Newspaper Limited. All rights reserved. Source The Economist, traduction Le nouvel Economiste, publié sous licence. L’article en version originale : www.economist.com.