Le Christ, le Tao et Orphée

Le testament poétique de François Cheng

‘Une nuit au cap de la Chèvre’, expérience spirituelle entre le mont Lu et l’île de Sein

Le testament poétique de François Cheng © Megan Nixon/Unsplash

Quand la Chine s’est éveillée,
Paul-Henri Moinet

Un poète chinois bientôt centenaire se retrouve seul sur la presqu’île de Crozon. Sa maison basse est en pierre, face à la mer. Il pense à sa vie et plus largement à la vie. François Cheng a connu la guerre sino-japonaise, le mont Lu et les sources du fleuve Jaune, l’errance de la jeunesse, l’exil à Paris, la découverte d’une langue nouvelle, la bibliothèque Sainte-Geneviève, où il lit Rainer Maria Rilke qui la fréquentait une petite cinquantaine d’années avant lui. Pris par la nuit et comme appelé par l’océan, il songe – est-ce un songe, une prière, une méditation ? un abandon pensif, plutôt, à ce qui fait qu’il est encore là, vulnérable mais vaillant, chancelant mais ardent. Pensant à la lune, exercice rituel de tout poète chinois qui se respecte, il se dit qu’elle materne la terre et veille sur les rêves des hommes.

La mort et l’aventure de l’Être

La mort approchant, chacun est en droit de se demander si sa vie fut en pure perte. Double erreur : d’abord parce que la mort n’approche pas plus à 100 ans qu’à 20, mais reste toute la vie tapie au creux de la vie, battant comme son cœur secret et intime ; ensuite parce que notre vie n’est qu’un fil dans la trame épaisse et sans fin de la Vie qui se déploie dans le Cosmos qui à son tour l’enveloppe. Voilà donc de quoi rester serein.

Nous sommes embarqués, “engagés”, dans l’aventure de l’Être. Ce qui nous revient ? Répondre à l’appel de ce qui est plus grand que nous.

On regrette les majuscules mais François Cheng les adore. Elles donnent au propos une solennité désuète, une grandiloquence métaphysique compassée. Passons outre et revenons à nos moutons bretons. Chaque vie, participant à la Vie, relève aussi du Cosmos. Et il y a une Puissance créatrice qui fait advenir la Vie et le Cosmos. La vie s’inscrit dans la Vie qui s’inscrit dans le Cosmos, chaque élément étant un pli de l’autre, plus qu’un plan. Nous les humains avons un petit quelque chose en plus : nous sommes embarqués, “engagés” dit plus précisément François Cheng, dans l’aventure de l’Être. Ce qui nous revient ? Répondre à l’appel de ce qui est plus grand que nous. On peut appeler cela “transcendance”, on peut aussi se passer du mot et donc de l’idée. Nul besoin d’avoir la garantie ou le mandat d’un Être suprême pour s’engager dans l’aventure de l’Être.

Transfiguration poétique

Les titres des recueils du poète annonçaient déjà la couleur : ‘La vraie gloire est ici’ (2015), le royaume n’est jamais loin (‘Enfin le royaume’, 2018), la lumière naît de la nuit (‘Vraie lumière née de vraie nuit’, 2009), le souffle fait frémir le signe bien mieux que le sens (‘Et le souffle devient signe’, 2001). Orphée a précédé le monde et son chant survivra à sa disparition. Dans la mythologie personnelle du Chinois chenu, le mage musicien grec qui par sa lyre tirait des larmes aux pierres est un Christ antique, reliant les morts et les vivants, le ciel et la terre comme deux rives jumelles du même fleuve. Au Christ il resta, quand il vint, à relier le verbe humain et le Verbe divin, vie terrestre et vie céleste. Ce qu’il fit par l’incarnation et le sacrifice de sa personne. “Celui qui cède à l’amour en se donnant au monde, à lui sera confié le monde” : cette pensée que l’on croirait tout droit sortie d’une prédication de Jésus vient du Tao.

Le Christ, le Tao et Orphée sont la trilogie conceptuelle de l’académicien, la matrice de son imaginaire.

Le Christ, le Tao et Orphée sont la trilogie conceptuelle de l’académicien, la matrice de son imaginaire. Fils naturel de Qu Yuan et de Rainer Maria Rilke, il sait que le chant poétique transfigure chaque vie, même la plus minuscule, en l’inscrivant dans la Vie, plus vaste et plus accueillante. “La mort n’efface rien, Orphée persistera à se retourner, tirant de l’ombre l’aimée.” L’océan a beau se déchaîner, il n’impressionnera jamais la lune qui veille sur la terre.

Au bout du cap de la Chèvre, on voit les îles de Sein et de Molène. C’est le royaume de l’orpin des Anglais aux miraculeuses petites fleurs étoilées blanches, de la spergulaire des rochers aux pétales roses nuancés de mauve, du cormoran huppé, du faucon pèlerin. Désormais, cette terre de la fin du monde sera celle du pèlerin oriental venu chercher au bout de l’Occident la preuve que la Terre sainte est pour tous les hommes celle où l’on vit dans l’inséparé, expérience ultime de l’infini.

Une nuit au cap de la chèvre, de François Cheng, Éditions Albin Michel

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