Des séries moins clivantes

Télévision, la fin d'un nouvel âge d'or

Après les audaces du câble et du streaming, les géants de la tech signent le retour à une production aseptisée

Télévision, la fin d’un nouvel âge d’or © Freepik

“Chut, tout va bien”, chuchote Frank Underwood (interprété par Kevin Spacey) en caressant un chien blessé qui vient d’être renversé par une voiture. Le chien gémit, l’homme l’apaise, puis, après avoir regardé le spectateur droit dans les yeux, il lui tord le cou.

Il n’y a pas si longtemps, cette scène, qui a lancé la série ‘House of Cards’ de Netflix en 2013, aurait été impossible à montrer à la télévision américaine. Les diffuseurs étaient tenus de respecter les règles fédérales interdisant les contenus grossiers ou racoleurs et de se plier aux exigences des annonceurs, qui voulaient des héros sains et des fins heureuses. Mais au XXIe siècle, les méchants ont pris leur revanche. Le député puis président Frank Underwood, le mafieux violent Tony Soprano [dans ‘Les Soprano’, ndt], le trafiquant de cocaïne Pablo Escobar de ‘Narcos’ et le baron mégalomane des médias Logan Roy [de ‘Succession’, ndt] ont illuminé le petit écran durant ce que les critiques ont salué comme un âge d’or pour la télévision. À mesure que les téléspectateurs ont migré des chaînes hertziennes vers le câble, puis vers le streaming, les séries sont devenues plus noires et plus audacieuses.

La révolution HBO

Or, aujourd’hui, le secteur de la télévision est à nouveau en pleine mutation, tout comme le contenu de sa production. Les rebelles chaînes de streaming se sont rangées parmi les acteurs confortablement établis. Les grandes entreprises de la tech utilisent le streaming pour promouvoir leurs produits. Le résultat, énoncé par Peter Biskind dans ‘Pandora’s Box’, un ouvrage sur la télévision qui mérite d’être lu en boucle, est que les émissions audacieuses, qui brisaient les règles et définissaient la télévision au début du XXIe siècle, cèdent la place à des programmes moins originaux.

“HBO était initialement connue pour “le sexe et la violence”. Elle a ensuite commandé des séries dramatiques et s’est aventurée là où la télévision n’osait pas aller”

Peter Biskind, critique culturel, fait remonter le récent âge d’or de la télévision au lancement en 1972 de Home Box Office (HBO), un réseau câblé. Avec ses ‘G-String Divas’ [documentaire suivant le quotidien de strip-teaseuses, diffusé en 2000 aux États-Unis, ndt], ses ‘Taxicab Confessions’ [émission de caméra cachée dans des taxis de New York et de Las Vegas diffusée de 1995 à 2006, ndt], etc., HBO était initialement connue pour “le sexe et la violence”. Mais elle a ensuite commencé à commander des séries dramatiques originales et s’est aventurée là où la télévision n’osait pas aller. HBO et d’autres réseaux câblés pouvaient ignorer les règles contraignantes qui s’appliquaient aux chaînes traditionnelles. De plus, leurs abonnements ne comportaient pas de publicité, et donc pas d’annonceurs nerveux exigeant un contenu insipide et sans danger pour leur marque.

Les scénaristes ont savouré cette liberté. “On me laisse exploiter des idées qui devraient être refusées”, a déclaré un scénariste d’‘Oz’, série de HBO se déroulant en prison qui repousse les limites : son intrigue inclut un détenu qui se fait graver une croix gammée sur les fesses à l’aide d’une cigarette. Les ordres des annonceurs n’ont pas fait exception. Lorsque des cadres d’AMC, une autre chaîne câblée, ont tenté d’organiser un placement de produit pour le whisky Jack Daniel’s dans ‘Mad Men’, un scénariste a répondu : “si vous tenez à ce que j’intègre ce produit dans la série, je vais le faire servir à stériliser du matériel dans l’arrière-cour d’une clinique d’avortement”.

Du câble au streaming

Mais cette nouvelle télévision ne s’est pas contentée d’être choquante. Le câble a aussi permis aux scénaristes de créer des contenus plus sophistiqués. Comme le dit David Chase, le créateur des ‘Soprano’ : “sur les chaînes traditionnelles, tout le monde dit exactement ce qu’il pense à tout moment. Je voulais que mes personnages racontent des mensonges”. Comme le câble rediffuse les épisodes plusieurs fois, les scénaristes peuvent supposer que les téléspectateurs sont au courant de l’actualité, ce qui signifie que les histoires peuvent durer des saisons entières au lieu d’être concentrées dans des épisodes autonomes. Cette possibilité a attiré des réalisateurs et des acteurs de renom qui se sont essayés au petit écran, notamment Steven Spielberg et Tom Hanks, qui ont réalisé ‘Band of Brothers’ pour HBO en 2001. Dans les séries dramatiques, “le début est inévitable, la fin est inévitable, mais le milieu n’est pas si inévitable, et la télévision se concentre sur le milieu”, déclare Brian Cox, qui a joué le rôle de Logan Roy dans la série ‘Succession’ de HBO.

“'Nous sommes au câble ce que le câble était à la télévision classique.' Reed Hastings, cofondateur de Netflix.”

Le streaming a repris ce que le câble avait commencé et l’a poussé plus loin. La mise à disposition de saisons entières à la demande a permis aux téléspectateurs d’enchaîner les épisodes et de redonner de l’importance à l’intrigue, qui avait été subordonnée aux personnages dans des séries comme ‘Les Soprano’. Les épisodes précédents étant frais à l’esprit du téléspectateur, il est moins nécessaire de s’appesantir sur les détails. Et comme le streaming offre des milliers d’émissions à la fois, certaines niches ont également pu prospérer. Il a permis d’accueillir des idées trop audacieuses, bizarres ou obscures même pour le câble, de l’horreur coréenne à la romance suédoise. Comme l’a dit Reed Hastings, cofondateur de Netflix : “nous sommes au câble ce que le câble était à la télévision classique”.

À venir dans la prochaine saison…

Aujourd’hui, la production hollywoodienne est en train de changer. Six mois de grèves des scénaristes et des acteurs ont interrompu la production cette année. Avant même ces grèves, les studios se préparaient à réduire leur production, car les investisseurs se sont mis à exiger des preuves de bénéfices au lieu d’une simple augmentation du nombre d’abonnés. Aux États-Unis, plus de 2 000 séries originales ont été diffusées l’année dernière. Selon John Landgraf, président de FX, une chaîne du câble, il s’agira probablement du point culminant.

Alors que la quantité de nouvelles séries diminue, certains jugent que la qualité baisse également. Plusieurs studios ont connu des drames réels : à partir de 2018, HBO a enduré quatre années de malheur sous le contrôle d’AT&T, une société de téléphonie qui ne connaissait pas grand-chose à la télévision. (Son patron a même suggéré de produire ‘Game of Thrones’ en épisodes de vingt minutes pour l’adapter aux mobiles.) Dans l’ensemble du secteur, un changement est en cours. Peter Biskind cite des scénaristes et des acteurs qui regrettent que les plateformes de streaming reviennent sur le terrain central que les chaînes hertziennes avaient l’habitude d’occuper. “Je veux faire des séries qui en mettent plein la vue”, déclare Kenya Barris, le créateur de séries inventives telles que ‘Black-ish’ [une comédie consacrée à une famille afro-américaine qui a réussi, ndt]. Mais “Netflix veut des émissions moyennes… Netflix est devenu CBS”.

La publicité a fait son retour, les diffuseurs essayant de soutirer plus d’argent aux abonnés. Et le “binge watching” est en train d’être maîtrisé. La plupart des diffuseurs sortent désormais de nouvelles émissions chaque semaine afin de fidéliser les abonnés. Même Netflix, pionnier du binge watching, s’engage sur cette voie, en diffusant un par un, au compte-gouttes, les épisodes de certaines nouvelles séries.

Des inventions du streaming aux intérêts de la tech

Avec des centaines de millions d’abonnés, Netflix et Amazon Prime Video ont une audience plus importante que n’importe quelle chaîne de télévision. À mesure qu’elles se développent, les plateformes de streaming semblent s’éloigner des niches et s’orienter vers le grand public. Le sport en est un exemple. Amazon a acheté les droits du football américain et Netflix diffusera ce mois-ci son premier événement sportif en direct (un tournoi de golf avec des célébrités). Les acteurs du streaming et les chaînes du câble se rapprochent également des studios de cinéma, et dépendent désormais davantage des franchises et des suites. HBO, qui a longtemps résisté aux produits dérivés et aux préquelles, a adopté un reboot de ‘Sex and the City’ et de multiples produits dérivés de ‘Game of Thrones’, y compris des animations et une pièce de théâtre.

“Lorsque nous remportons un Golden Globe, ce succès nous aide à vendre plus de chaussures."
Jeff Bezos, face aux grognements de Hollywood.”

Il n’est guère surprenant que les studios s’appuient sur les franchises en ces temps difficiles : ce sont des valeurs sûres, affirme Walt Hickey dans ‘You Are What You Watch’, ouvrage offrant un tour d’horizon de l’industrie du divertissement. Le journaliste, spécialisé dans les data pour le site d’information Insider, a calculé que, depuis 1980, la suite d’un film a rapporté en moyenne 4,2 fois son budget au box-office, contre 2,8 fois pour les œuvres originales.

L’essor des titans de la tech dans le domaine du streaming est peut-être le principal moteur de cette évolution vers le grand public. Amazon et Apple TV+ survivront à la guerre du streaming, financièrement ruineuse. (Ils “tiendront la tête de tout le monde sous l’eau jusqu’à ce qu’ils se noient”, a déclaré Steven Soderbergh, réalisateur de cinéma, à Peter Biskind.) Or Amazon et Apple voient dans le streaming un moyen de renforcer l’intérêt du public pour leurs autres activités. Comme l’a dit Jeff Bezos, le fondateur d’Amazon, face aux grognements de Hollywood : “lorsque nous remportons un Golden Globe, ce succès nous aide à vendre plus de chaussures”.

Une cage dorée et aseptisée

Il en résulte une production résolument axée sur la sécurité des marques. Plutôt que la nudité, le langage cru et la violence que l’on trouve chez les autres diffuseurs, Apple veut produire des émissions “à large audience”, comme l’a déclaré Tim Cook, le patron de la société. Ce choix conduit à des émissions comme ‘Ted Lasso’ – un “lavement mielleux”, selon les termes de l’un de ses producteurs – et ‘The Morning Show’, qui a débuté comme un drame percutant sur la culture toxique d’une chaîne d’information, mais qui a dégénéré en un feuilleton abrutissant. Amazon, dont les premières commandes de programmes télévisés étaient plus audacieuses, se concentre désormais sur le juste milieu, avec des séries telles que ‘Citadel’, un thriller à gros budget et à faible imagination, avec beaucoup d’explosions mais peu de surprises.

Sur certains sujets, les titans de la tech, dont l’activité s’étend à l’échelle mondiale, sont encore plus susceptibles que les anciennes chaînes hertziennes. Apple a récemment annulé ‘The Problem with Jon Stewart’, une émission satirique sur l’actualité, apparemment en raison de préoccupations concernant les positions critiques de M. Stewart à l’égard de la Chine et de l’intelligence artificielle.

Certains de ceux qui ont contribué à créer l’âge d’or de la télévision sont pessimistes quant à son avenir. HBO est “morte à 50 ans”, déclare à Peter Biskind Michael Fuchs, qui a dirigé la chaîne dans les années 1980. “Il n’y a plus de HBO.” Un producteur de ‘The Wire’, l’une des séries les plus grinçantes et les plus célèbres de HBO, assure que la chaîne ne pourrait plus réussir aujourd’hui. Pour les créateurs, l’âge d’or de la télévision se transforme en cage dorée.

The Economist

© 2023 The Economist Newspaper Limited. All rights reserved. Source The Economist, traduction Le nouvel Economiste, publié sous licence. L’article en version originale : www.economist.com.

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